UN Bon parmi les brutes

Quand un grand bonhomme comme Joseph Kessel abandonne toute ambition littéraire pour s’improviser journaliste et écrire une biographie, il y a sans doute anguille sous roche. L’écrivain dont la propre vie est un vrai roman aurait-il trouvé une vie encore plus trépidante à raconter ? Improbable… Très improbable, mais pourtant vrai. La vie de son héros, Felix Kersten fut une aventure sublime. Pourtant elle est largement méconnue. L’homme n’a pas de nom de rue, il n’est guère honoré, son souvenir s’efface chez les jeunes générations. Même le Congrès juif mondial lui dénie le titre de « Juste parmi les Justes ». Kersten est un oublié de l’Histoire !… Dans sa grande sagesse, l’auteur du « Lion » entreprend de le réhabiliter dans ce merveilleux livre « les mains du miracle ». Un livre à lire pour rendre justice à un homme…

Quel fut le crime de Kersten ? D’avoir été le masseur ( en fait, c’est plus d’un osthéo adepte de pratiques chinoises dont il s’agit ) d’un des plus grands criminels de l’Histoire, Heinrich Himmler, le chef de la SS. Felix Kersten, estonien d’origine, ayant combattu sous les couleurs de la Finlande, puis devenu résident hollandais, puis allemand, avant de finir sa vie en Suède, était un vrai citoyen du monde. Né en 1898, il aurait pu être pétri des idéologies nationalistes de son époque et s’épuiser dans les deux conflits mondiaux, comme tous ceux de sa génération. Mais c’était un humaniste, un homme qui aimait faire le bien avec ses doigts d’or. Il avait un talent exceptionnel pour triturer les corps et extraire le mal de corps torturés par la rudesse de l’époque. Un homme en civil, seul parmi une armée d’uniformes. Pourquoi un tel talent s’est-il compromis avec les nazis, lui qui n’était en rien proche de leur idéologie mortifère ? Pourquoi n’a-t-il pas fuit, comme beaucoup d’autres libres penseurs ? On pense que c’est cette question qui suscite encore le ressentiment contemporain contre lui.

La réponse à cette question légitime n’est pas claire. Ou plutôt trop limpide. Il avait ses clients qu’il soignait et ne voulait pas abandonner. Puis, au fil des mois, un de ses patients a pris une place plus importante que les autres, et il n’a pu y échapper. Comment se refuser à l’homme qui menait l’Europe entière à sa baguette ? Le plus étonnant dans le récit de Kessel, c’est que la peur n’est pas une de ses conseillères. L’homme est juste guidé par son humanité. Et pratiquer cette humanité auprès d’un assassin de masse ne l’arrête pas. Il va devenir ainsi le seul ami d’Himmler, le seul qui peut lui parler librement et capter sa confiance.

Cette condition unique va se révéler une arme de paix, au coeur même de la machine de guerre nazie. Malgré les menaces des deux bras droits Heydrich et Kaltenbrunner, les plus grosses brutes sanguinaires que la terre ait engendrées, Kersten va dispenser une petite parole contradictoire dans la tête du chef de la SS qu’il tient en son pouvoir. Il va en profiter pour lui arracher, au fil des mois, un, puis dix, cent, voire des milliers de condamnés à mort pour les ramener dans la communauté des vivants. Un travail de bénédictin au sein même de l’enfer… 

Oui, Kessel avait raison, un tel destin méritait un meilleur traitement que le jugement indifférent de l’Histoire. Ce livre se lit comme un roman, alors que personne n’aurait pu imaginer un scénario aussi tortueux. C’est simplement la vie d’un honnête homme qui côtoie le mal. Le mal incarné par un Himmler atroce qui, sous son fanatisme outrancier, finit par révéler des faiblesses humaines auxquelles on ne s’attendait pas. C’est la leçon de ce très beau livre. Les nazis n’étaient pas que des machines à tuer. C’était aussi des hommes avec des émotions. Une découverte qui donne le frisson, tant il est facile de vouloir les exclure rapidement de notre condition humaine.

Felix Kersten ( 1898 – 1960 ) mérite, en tout cas, de rentrer dans nos livres d’Histoire.