Archives de catégorie : Litterature

La Berézina d’une nation…

Quelle claque !… Alors que la guerre en Ukraine sombre dans l’oubli et que des trolls pro-russes sont arrivés à nous désintéresser du sort des pauvres Ukrainiens, c’est le moment que choisit Olivier Norek pour raconter une autre guerre, la guerre russo-finlandaise qui s’est déroulée entre novembre 1939 et mars 1940. Un prélude à la seconde guerre mondiale dont on ne savait pas grand chose, sinon que les Finlandais y avaient fait bonne figure.

C’est justice de ressortir ce conflit des boites de l’Histoire, car c’est sans doute la guerre la plus cruelle qui n’ait jamais existé. La lutte inégale entre la petite Finlande et la grande URSS par des températures « à ne pas mettre un ours blanc dehors ». Un froid de gueux , qui était courant dans ces années-là et qui, dans les deux camps, a dédoublé l’ennemi. Le froid pouvait vous endormir en quelques minutes et le contact du métal des fusils pouvait arracher la peau.

Olivier Norek, auteur de polars, a été pris d’une admiration éperdue pour le meilleur sniper finlandais Simo Häyhä; il est sorti de sa zone de confort pour raconter sa guerre, après un gros travail de recherche sur place. Bonne pioche ! A partir du moment où le lecteur accepte de se plonger dans une guerre avec ses aspects les plus glauques , il se laisse totalement emporter par une tension qui dépasse l’entendement. Comment ces hommes, Finlandais comme Russes ont-ils pu accepter cela ?

Le héros Finlandais qui émerge, est un homme simple qui ne veut que défendre sa patrie. Il a un talent incroyable pour tirer à longue distance et va se faire, avec humilité, le plus grand palmarès de l’histoire. Quelle souffrance toutefois ! L’adversaire russe était si nombreux que les hommes étaient remplacés au pied levé. Des Russes dont on prend pitié également, car ils étaient pris en sandwich entre des Finlandais mieux équipés et des commissaires-politiques qui n’avaient aucun respect pour la vie humaine. Les massacres sont saisissants, en particulier lorsque les Russes en échec s’avisent de traverser à pied le Golfe de Finlande sous le feu d’un ennemi qui n’avait qu’à casser la glace. Des passages du livre sont lunaires… La Berézina puissance 10….

La dictature de Staline se fait contre ses soldats. C’est tellement cruel qu’on ne peut s’empêcher de penser que le communisme est le pire des tourments qu’a subi l’humanité. Ce livre est de ce point de vue une bonne mise à jour pour des jeunes lecteurs ( le livre a reçu le Prix Renaudot des Lycéens 2024 ) qui ont parfois oublié les leçons de l’Histoire.

Au final, ce livre est formidable, car il rappelle des vérités passées sous silence, notamment après le succès soviétique en 1945. Il lui manque peut-être le souffle de l’écrivain Norek qui sait habituellement broder une histoire. Mais cette Histoire avec un grand H est tellement forte, tellement incroyable, que le lecteur est tout de suite très impliqué. Il ressent, à la lecture, un mal-être insidieux devant la souffrance d’une nation agressée, il souffre dans sa chair comme ces combattants sans avenir immédiat autre que celui d »être déchiquetés par une balle ou par le froid. Il ressent une admiration sans faille pour ces hommes vaillants qui se sont sacrifiés pour leur pays. A l’heure où le patriotisme est une valeur en chute, c’est touchant de revivre ces moments.

Oui, assurément, la Finlande est une grande nation….

Hommage aux héros italiens…

Un nouveau roman d’Arturo Perez Reverte est toujours un événement. L’auteur du « Tableau du Maître Flamand » et du « Maître d’escrime » est un auteur qui a assurément inscrit en lettres d’or son nom dans le Panthéon de la littérature européenne.

Son nouvel ouvrage me va droit au coeur car il parle des « oubliés » de la seconde guerre mondiale, ces soldats qui ont bataillé jusqu’au bout pour une cause qu’ils savaient perdue. Jean Christophe Buisson en a fait un très beau livre avec « Le Dernier Carré » en évoquant tous ces hommes qui, au fil des siècles, se sont battus pour l’honneur, sans espoir de victoire. Buisson avait oublié dans son livre les plongeurs italiens qui ont en décembre 1942 lancé des attaques très audacieuses en sous-marins de poche contre les navires alliés à l’ancre dans le port de Gibraltar. Un coup d’épée dans l’eau, car quelques mois plus tard, le régime fasciste italien était renversé. Qu’importe ! Il y avait là assurément un réel esprit de chevalerie. De quoi nourrir un roman s’inspirant de ces attaques, en s’affranchissant un peu du vrai déroulé des événements.

Avec son talent et sa capacité à jouer du temps et sa science du récit. Perez Reverte nous plonge dans un récit puissant qui tourne autour d’Elena, une femme espagnole qui se trouve mêlée à ces attaques et finit – un peu par amour – par adhérer à la cause italienne. Les plongeurs sont des hommes simples, placides, tranquilles qui prennent des risques considérables pour aller au plus près des bateaux ennemis et déposer sous leurs coques des charges explosives. Qui fait de la plongée, sait à quel point il est important d’y être détendu. En période de guerre, avec des Anglais qui se défendaient à coup d’explosifs lancées de manière aléatoire dans la baie, ce calme était une vraie gageure. Et pourtant, ils l’ont fait !…

Le livre raconte ces exploits et rend hommage à ces combattants italiens perdus dans la débâcle de leur pays. Des vrais héros qui n’ont fait que leur devoir, en portant haut leurs couleurs alors que les Italiens ont été globalement traités comme de piètres combattants, parfaitement méprisés par leurs adversaires. Cette réhabilitation d’une nation valait bien un livre.

Le livre parle aussi du destin d’une femme, veuve de guerre, qui dans un processus psychologique inconscient, devient espionne au service d’un pays qui n’est pas le sien. L’histoire est belle. Le contexte historique bien rendu. Le lecteur se laisse embarquer dans une histoire peu connue, très éloignée de notre quotidien. C’est un beau roman, sans doute un cran en dessous des précédents, mais ces soldats impassibles des fonds marins méritaient bien d’être rappelés à la mémoire collective. C’était des braves, parmi les plus grands…

La Guerre des planqués

C’est une excellente idée de replonger dans les années d’occupation au prisme d’un hôtel de luxe où se retrouvent officiers allemands et collabos notoires pendant quatre années de libations et d’acoquinements. Une petite société qui fait « comme avant », en pactisant plutôt « plus » que « moins » avec l’ennemi autour des cocktails dispensés par le discret barman Franck Meier, autrichien d’origine, mais ancien poilu attaché à la France et au souvenir de son ancien chef d’unité, le Maréchal Pétain. Un homme sans relief qui se définit comme « peu courageux », mais n’en est pas moins bon observateur du petit microcosme qui s’agite autour de lui.

Des personnalités du monde des lettres et des arts comme Guitry, Gabrielle Chanel ou Arletty, mais aussi des officiers allemands francophiles comme Ernst Jünger, Hans Speidel et Karl-Heinrich von Stülpnagel ( les deux derniers s’illustrant dans l’attentat contre Hitler en juillet 44 ) qui s’épanchent à tour de rôle dans les vapeurs d’alcool. L’ambiance est quelque peu hors du temps dans ce Ritz, préservé du rationnement et de la faim. Mais la menace rode surtout pour les résidents juifs comme Blanche Auzello, femme de l’ancien Directeur qui reste confinée dans sa chambre. Le barman Frank en est amoureux, et pour ses beaux yeux, il se hasarde à procurer des faux papiers aux Juifs désirant fuir.

Le livre est excellent dans la description de cette population repliée sur elle-même dans sa condition de « profiteurs de guerre », parfois sans vergogne. Même le héros, ce barman sympathique, s’enrichit, mais il a, lui quelques états d’âme. Comme pour se donner bonne conscience, Il aide à faire partir un jeune commis juif. Les soirs s’enchaînent autour de ses bouteilles, et le climat se tend, au fur et à mesure que l’Allemagne enregistre des défaites sur les champs de batailles. La Gestapo plane autour du lieu qui est préservé par les hauts officiers allemands qui aiment y trouver un peu de douceur dans un monde de brutes.

L’auteur Philippe Collin raconte sans prendre parti, notamment autour de ces Français célèbres qui ont accepté la compagnie des « boches ». Certains vont ensuite en souffrir. Mais tous sont assez lucides et quelques échanges, sans doute, puisés dans la réalité, sont joliment piquants.

C’est un roman, mais jouant avec des personnages réels. Le descriptif du contexte est profond, traduisant un beau travail d’enquête préalable. Surtout, cela parle d’une période que beaucoup ont voulu tout de suite oublier. L’amnésie a régné sur ces années noires. Le livre est donc un travail d’historien, avec des personnages historiques se démenant frénétiquement ou passivement dans une situation qui les dépasse. Un bon livre assurément…

Murena, BD d’anthologie….

Les Français aiment les histoires se passant dans la Rome Antique. D’ailleurs, nous allons bientôt avoir droit au cinéma à un « Gladiator 2 », près de 24 ans après le premier. Les combats des légions romaines, les luttes de gladiateurs, les débats musclés au sein du Sénat romain, les jeux du cirque, les jeux de pouvoir, les assauts de la tyrannie contre une des premières démocraties modernes : tout y est pour faire des intrigues de l’époque des récits épiques et haletants. De « Spartacus » à « Ben Hur », de « Quo Vadis » à « La Chute de l’Empire Romain », les films abondent pour décrire cette époque fertile.

Dans ce panorama global, un autre genre a trouvé sa place : la bande dessinée. Bien sûr, il y a le fameux Asterix le Gaulois dont les aventures permettent de rendre compte d’une certaine facette de l’occupation romaine. Dans un registre plus adulte, la série Murena apparaît comme un vrai chef d’oeuvre. Les auteurs Jean Dufaux et Philippe Delaby nous racontent l’histoire de Rome avec des dessins d’un fort réalisme et avec des histoires très charpentées.

Lucius Murena, leur héros, est un homme droit qui construit sa route dans une époque, les années 50 après JC, qui sont très mouvementées. Rome est déjà une ville viciée par les ambitions humaines et les luttes d’influence violentes. Les empereurs romains sont corrompus, le pouvoir pervertit et l’assassinat est élevé au premier rang des réponses à toute opposition politique. Cela bruisse de bruit et de fureur, comme dans les films qui nous ont fait vibrer sur cette période.

La série est une pleine réussite. Les auteurs ont fait un gros travail de recherche pour être dans le ton. Les récits sont très proches de la réalité historique, et s’éloignent aussi des réputations façonnées par les siècles. Ainsi Neron, empereur qui est passé dans l’histoire comme un des pires despotes, se révèle plus nuancé, avec un début de règne marqué sous le sceau d’une certaine popularité.

Cette période d’apogée de Rome est stupéfiante de brutalité. Et les femmes ne sont pas en reste, avec Poppée la grande manipulatrice et Agrippine l’intrigante. Le tout baigné dans des dessins où la ville est reconstituée dans ses moindres détails. Le lecteur apprend plein de choses, au travers de nombreux renvois où les auteurs apportent des détails sur les événements et les personnages.

Murena est assurément une des BD les plus abouties pour s’approcher un peu d’une des grandes ères de notre Histoire.

Mon coeur a déménagé, du Bussi au coeur tendre

Michel Bussi est un des meilleurs tricoteurs d’histoires du moment. Il a un vrai talent pour nous emmener avec lui dans des histoires subtiles où les rapports humains sont le sel du récit. Ses personnages suscitent le plus souvent l’empathie et l’adhésion des lecteurs.

Ce nouveau roman est un peu différent des autres. D’abord parce qu’il se passe quasi exclusivement à Rouen, ville bien connue de l’auteur. Mais aussi parce qu’il parle de personnes modestes, une famille de banlieue, qui se bat pour survivre, et n’a pas la vie trépidante des milieux favorisés auxquels l’auteur nous avait habitués. Un quotidien terne arrivera-t-il à capter l’attention du lecteur jusqu’au bout ? Quel scénario alambiqué, cher à l’auteur, va bien pouvoir résulter de la triste condition d’une femme battue par son mari alcoolique ? Elle meurt en début d’histoire poursuivie par cette brute… 

Bussi a, toutefois, plus d’un tour dans son sac, et il s’attache à la fille du couple Ophelie qui s’acharne à donner à ce meurtre une autre interprétation, contre toute logique. Une fille qui grandit dans un sentiment de vengeance et souffre d’une maladie de notre époque hélas trop répandue chez des jeunes biberonnés aux réseaux sociaux, appelée par les psychologues le « biais de confirmation ». Autrement dit, la capacité de croire seulement en ce qu’on croit préalablement, et exclure toute opinion contradictoire.

Cette jeune Ophélie, révoltée et profondément humaine dans l’attachement au souvenir de sa mère, suscite, malgré tout, l’empathie du lecteur. Il suit ses aventures Don Quichottesques avec indulgence et bienveillance. Les années passent, et le combat ne cesse pas, malgré les échecs. Bussi finit par ponctuer le récit de quelques indices étonnants qui commencent à nous faire douter. Cette gentille folle n’aurait-elle pas un peu raison ?

Le tour de force de ce roman est finalement de nous faire languir 410 pages sur une histoire toute simple. Il y a là du génie, c’est sûr, mais aussi une maitrise parfaite des relations humaines. On adhère à l’histoire avec ses rebondissements et son dénouement évident, perlé de justice et de préservation de l’avenir. Un joli travail d’artisan… Bussi nous rappelle aussi avec beaucoup d’intérêt les combats des étudiants contre les Lois Juppé de l’automne 1995. Une autre forme de lutte aux ressorts psychologiques également un peu névrotiques. Mais celle-là, on ne peut que regretter son issue. Une victoire à la Pyrrhus qui s’est révélée, bien plus tard, assez négative pour une jeunesse qui défendait des avantages qui ne la concernaient pas. 

Catalogue de l’étrange…

Ce livre m’a fait penser aux histoires extraordinaires de Pierre Bellemare. Des histoires étonnantes de tueurs précoces ou de disparitions mystérieuses qui éveillent la curiosité du lecteur; il est vrai que le crime et les enquêtes non-élucidées font partie des ressorts de l’intérêt public. Il suffit de voir l’intérêt que suscitent les grandes histoires criminelles, de l’affaire Dominici à l’histoire du petit Gregory. Ou plus récemment la disparition du petit Emile…

L’auteur Esther Hervy a pris le parti d’évoquer des histoires moins connues, mais tout aussi troublantes, du début du XXème siècle jusqu’à nos jours. Des enfants qui assassinent, des personnes ordinaires qui pètent les plombs, des disparitions incompréhensibles… On le savait, l’homme est capable du pire, mais parfois il dépasse les bornes de l’entendement et de l’horreur. Certaines histoires rendent mal à l’aise.

Le début du livre m’a déplu par un côté un peu racoleur. Mais au fil du récit, on comprend mieux l’objectif de l’auteur, de raconter non pas seulement les péripéties des drames et des enquêtes qui s’éternisent parfois sur plusieurs années, mais aussi de donner des clefs de compréhension au lecteur qui peuvent être, selon les cas, juridiques, psychologiques, sociétales, ou autres. Après chaque cas, Esther Hervy prend un peu de hauteur pour expliquer comment un tel enchaînement des faits a pu être possible, et quelles conséquences cela a eu sur la société. Une approche intéressante qui s’éloigne totalement du côté glauque de la presse populaire du type « Détective »…

Les affaires Brandon Swanson, de Yuba City et de Lars Mittank sont particulièrement incroyables. On réalise que même à notre époque, des personnes peuvent se volatiliser, sans laisser de trace. Ou mourir dans des conditions mystérieuses très loin de toute rationalité. 

Une lecture plaisante, même s’il manque la voix chaude de Pierre Bellemare que j’aimais écouter enfant à la radio. C’était un redoutable raconteur d’histoires…

Un brouillard délicat

Un premier livre chez Gallimard. La chose est assez rare pour éveiller l’intérêt. L’éditeur réputé se penche rarement sur des manuscrits d’inconnus ( j’en sais quelque chose ! ). Dans ces circonstances, le bon livre est sûrement au programme. Bingo !… Le livre de cette jeune Bretonne « Banc de Brume » est un livre délicat, finement ciselé, qui parle de la notion de continuité familiale, ce maillage entre les générations qui nous précèdent, qui nous a constitués dans les sentiments et l’adn et dont nous sommes les héritiers, autrement dit les poursuivants de l’aventure humaine. Ce fil fragile qui nous relie à nos proches, parents, grands-parents, oncles et tantes, est le plus souvent négligé par les jeunes générations plus tournées vers l’avenir. D’ailleurs, cette quête d’Alice et de son frère Etienne, n’est pas partagée par les deux autres membres de la fratrie qui haussent les épaules. Le passé ne conditionne pas l’avenir pour tous. Mais, pour certains qui se reconnaîtront dans les deux enquêteurs du livre, cette connaissance des « anciens » peut prendre une dimension démesurée, quasi mystique.

L’histoire commence, comme souvent, dans les greniers à feuilleter les vieux albums de photos. Pour y découvrir un oncle et une tante tragiquement décédés quelques jours après leurs mariages. Alice et Etienne ne les ont pas connus. Non seulement ils sont morts avant leur naissance, mais leur vie a été quasi occultée, cachée, mise sous silence, comme un vieux secret trop douloureux pour être évoqué. Le récit est donc la recherche des deux disparus, Olivier et Yvonne, décédés dans le krach de leur petit avion un jour de janvier 1976. Une recherche un peu dérisoire, quelque quarante années après l’événement, mais le covid est là, qui laisse du temps pour enquêter et pour gamberger.

Sophie Berger, l’auteur, réussit à nous embarquer dans ce cheminement intérieur avec brio. Par petites touches, des avancées subtiles, des témoignages inattendus et des conjonctions de bonnes volontés, elle arrive à lever le brouillard savamment entretenu par les anciens sur les circonstances du drame. En 1976, internet était dans les limbes. Aussi la recherche est essentiellement physique, avec des moments d’incertitude, surtout quand il s’agit de retrouver le lieu même du krach, ou le lotissement occupé par le jeune couple avant son accident. La volonté farouche d’Alice se heurte à l’oubli et un cri intérieur qui résonne à toutes les étapes de l’enquête : à quoi bon !!!

La personnalité chaleureuse de l’oncle Olivier apparaît lentement, comme sous le pinceau d’un peintre. Le lecteur se prend à vouloir en savoir plus. Pourquoi ont-ils pris cet avion ? Comment se sont-ils rencontrés ? Pourquoi les images du mariage étaient-elles un peu figées ? Fort opportunément, le récit se déplace en 1976, les quatre à cinq jours qui ont suivi le mariage, avec Olivier et Yvonne qui rayonnent de joie lors des plus beaux ( et des derniers ) jours de leurs vies. Divers témoins apportent chacun des morceaux pour reconstituer le puzzle. Les deux mariés revivent sous nos yeux…

Le livre est une vraie réussite. C’est une immersion profonde dans le monde des sentiments, des ressentis, des conditionnements de l’enfance et des relations familiales compliquées face à un drame inexplicable. Sophie donne à partager toutes les pensées d’Alice dans un style précis, subtil et immergé de mots délicats. Comme des papillons posés sur des souvenirs, ils rivalisent de légèreté. C’est merveilleux d’humanité.

Oui assurément Gallimard ne s’est pas trompé. L’exploration de la famille et de ses secrets est un exercice qui parle à beaucoup. En particulier à tous les sensibles attachés à leurs racines qui se considèrent comme le maillon d’une chaine, et non pas l’individu ultime et égocentré qu’est souvent le dernier rejeton. Quand cet exercice est fait avec une telle grâce, cela touche au sublime…

La pouponnière d’Himmler

Ce roman m’a dérouté… L’idée de raconter le curieux programme Lebensborn d’amélioration de la race aryenne – obsession d’Hitler – étonnamment confié à Himmler et ses SS, plus enclins à distiller la mort qu’à cultiver la vie, est assurément une bonne trame de roman. La chose n’est pas si connue, et cet eugénisme forcené renvoie aux positions extrêmes de quelques contemporains voyant dans l’étranger une tâche sur leur blason. Et puis, à l’heure où les vainqueurs des conflits ont tous les droits, notamment de déflorer les filles chez l’adversaire vaincu, l’idée de confier les enfants nés de ces unions sans lendemain à des pouponnières censées faire germer ses rejetons de seigneurs en puissance a un côté tellement saugrenu que le récit promettait du piquant.

Point de cela dans le roman de Caroline de Mulder, une universitaire belge qui a étudié le sujet très sérieusement et nous fait le récit de bribes de moments de guerre, vécus par des femmes. Au niveau même de petits êtres vagissants dans leurs berceaux qui sont loin d’imaginer l’honneur suprême qui est le leur d’être issus de semences de conquérants. Le récit, croqué dans des mots croustillants, très bien choisis, baigne dans des odeurs de nourrissons. Les maisons d’accueil, en particulier ce Heim bavarois ultime refuge en cette fin de guerre, sont de véritables oasis de sérénité et d’opulence, au milieu d’un conflit brutal et destructeur.

Au dehors, c’est la sauvagerie totale, avec Renée, jeune Française qui se fait tondre pour collaboration horizontale. Ou plus proche, avec Marek ce prisonnier Polonais, jardinier du Heim, qui se nourrit d’épluchures de patates pour survivre. Alors qu’Helga, infirmière du Heim reste imperturbable dans ses convictions d’oeuvrer au service du bien.

L’auteure nous fait passer de l’un à l’autre, en essayant de trouver un lien dans ces trois destins ballotés dans un conflit qui les dépasse. Elle y réussit plus ou moins, car la trame est si légère qu’elle retient difficilement l’attention, autrement que sous l’angle historique. En revanche, là où Caroline de Mulder réussit parfaitement son coup, c’est dans son style littéraire précis, puissant et percutant qui retranscrit la chute d’un rêve collectif au service du Reich millénaire. Ces pouponnières censées construire les vainqueurs de demain, et qui vont se résumer au final à créer des milliers de déracinés ayant perdu toutes trace de leur généalogie, voire même de leurs patronymes. Des milliers de berceaux sans parents qui embarrasseront les troupes Américaines sans doute davantage que les prisonniers de camp de concentration. Car contrairement aux premiers, les seconds savaient où rentrer chez eux….

Pour rester dans ce misérabilisme, l’auteur brode une fin improbable. Comme si la détresse psychologique était éminemment supérieure au fait de survivre à un conflit destructeur qui aura causé au monde les pires tourments. Sauf dans ces Heims, coupés des horreurs de la guerre, de la faim et de la douleur qui ont, partout ailleurs, fait leur travail de destruction…

Etats d’âme d’une femme remarquable…

Quelle femme merveilleuse !… Une femme rabbin qui ose élever la voix à un moment où la parole des juifs est inaudible. Elle le fait avec une sensibilité incroyable en puisant dans son inconscient de petite fille juive qui place sa voix, mais aussi celle de tous ses ancêtres, morts depuis longtemps, avec qui elle aime échanger, débattre, ergoter…

Son propos est une petite musique intime qui trahit une richesse de coeur, mais aussi surtout une sourde angoisse. Une angoisse partagée par tout un peuple qui, depuis le sixième siècle d’avant notre ère, n’arrive pas à se faire accepter, se faire oublier, se noyer dans la masse du vulgus pecus. Non un juif sera toujours à part dans les yeux des autres. Avec tact, humour et légèreté, elle nous renvoie le miroir de nos ostracismes qui se cachent à eux-mêmes, de cet antisémitisme latent qui puise ses racines tellement loin que son rejet est nécessairement un acte de rébellion contre ce qui nous détermine.

Le silence qui a suivi les attaques du 7 octobre a été étourdissant, au regard du charivari qui a accompagné la réaction d’Israel. Une subjectivité généralisée qui n’est pas née ce jour-là. Cela remonte à loin, très loin… Delphine n’est pas là pour accuser, ni défendre ce qui n’est pas défendable. Elle se place au niveau de l’humain, des réactions instinctives et émotionnelles qui naissent de ces drames. Une communauté sous le choc qui se cache, dissimule ses signes ostentatoires, et se serre les coudes face à ce présent détestable et honni, mais aussi surtout face à l’avenir. Un avenir qui inscrit ses pas hélas trop facilement dans la boue du passé, et ses marécages qui ensevelissent.

J’ai eu de la pitié à ce récit, notamment face à cette femme qui ne vit plus de voir son fils jouer au foot avec son étoile de David à la poitrine. Une cible bien trop ostensible dans une société qui a décidé de s’affranchir d’une partie des siens…. Qu’ils sont touchants tous ces juifs dont elle éveille le souvenir ! Un grand-père amoureux de la langue française qui se défend de parler yiddish. Une grand-mère au français écorché qui trouve dans le chanteur Claude François des acquaintances lointaines avec son peuple, pour ne pas parler d’un passé très lourd qu’elle préfère garder pour elle. Delphine parle joliment de la condition juive, sans jamais évoquer la Shoah, pour échapper à l’accusation de victimisation dont les siens sont crédités.

Elle parle du coeur et de ses nuits sans sommeil depuis un certain jour d’octobre. Ce livre est merveilleux. Il fait réfléchir sur la vision que nous avons de nos voisins, si proches, si intégrés, mais aussi si différents dans leur volonté de poursuivre ce qui est leur nature intime. Un livre nécessaire pour ouvrir les yeux, simplement, sans préjugés, ni condamnations préalables.

Le défi de Jérusalem

C’est le huitième livre d’Eric-Emmanuel Schmitt que je lis, toujours avec le même plaisir. Cet auteur prolifique enchaîne les ouvrages et poursuit tranquillement le chemin qui le conduira, sans doute, vers le Nobel de littérature. Ce ne serait que justice, car l’homme explore son imaginaire de deux façons très différentes : par la fiction avec des romans pleins d’émotions ( « Oskar et la Dame en rose » ) ou foncièrement originaux ( « la Part de l’Autre » ) pour ne citer que ces deux-là parmi la quinzaine d’ouvrages que je suis loin de tous connaître ; par l’exploration également des mystères de la Foi où il se met en scène pour raconter sa conversion à la foi chrétienne, alors qu’il était à l’origine carrément athée.

Avec les talents d’un conteur hors pair, il a ainsi raconté sa rencontre avec Dieu (« la Nuit de Feu » ). Mais aussi, il a eu la folle audace dans « l’Evangile selon Pilate » de mettre en scène Jésus à la première personne du singulier. Quelques années plus tard, il se permettait dans un roman complètement fou de faire une interview de Dieu ( « l’Homme qui voyait à travers les visages » ).

Cette deuxième collection est diablement attractive, car il est sur un registre philosophique et humaniste répondant à des questions existentielles. Il démystifie et rend abordable l’approche de la religion, alors même que beaucoup de nos contemporains la rejettent ou ne s’y reconnaissent plus. Un rejet collectif, tout en étant parallèlement troublés par le vide qu’elle laisse, l’espérance n’étant plus là en rempart du spleen et des interrogations métaphysiques. Schmitt apparaît donc comme une sorte de prophète. Mais un prophète qui ne parle que de son expérience personnelle, avec des mots qui transcendent.

« Et vous, qui dites-vous que je suis ? » demandait Jesus. Schmitt aura usé de tous ses talents d’écrivains pour raconter, au fil de ses livres, son cheminement qui lui aura fait donner quatre réponses, au fil de sa vie, à cette question : « un mythe », réponse de l’athée d’origine ; « un prophète », réponse du jeune de vingt ans; « un philosophe » intuitif qui exprime ses pensées de manière fulgurante ou sous forme de paraboles, dit le jeune Schmitt étudiant ; et enfin « le fils de Dieu » répond enfin l’écrivain mature après un voyage en Terre Sainte.

« Le défi de Jérusalem » est le récit de ce voyage. Un récit passionnant car Schmitt le fait avec détachement, sans passion excessive, avec sa curiosité d’homme libre et d’honnête homme pour seul viatique. Muni aussi d’une bonne connaissance des Evangiles. Et aussi – c’est sa force – une sensibilité exacerbée qui lui fait voir au-delà des apparences.

Le résultat est tout en nuances, avec des déceptions, des emportements divers sur l’exploitation commerciale des lieux, mais aussi une plongée dans les écritures, les églises de Bethleem et de Jérusalem, le mont des Oliviers, et enfin un émerveillement olfactif à la visite du Saint Sepulcre. Schmitt se laisse envahir par une force externe qui emporte ses derniers soubresauts agnostiques.

Le livre se lit comme un récit de voyage, accessible à tous. Sa genèse sur le conflit israélo-palestinien donne des clefs de compréhension de ce qui se passe dans ce proche Orient explosif. Il apporte le témoignage d’un Chrétien qui ne rougit pas de sa religion. Une religion qui met en avant la vertu de « l’amour » alors que les autres religions sont sur un autre registre : la vertu du « respect » chez les Juifs, la vertu de « l’obéissance » pour les musulmans et la vertu de « la compassion » pour le bouddhistes.

Un joli voyage qui vient clore des années d’introspection fructueuse. S’arrêtera-t-il là ? Rien n’est moins sûr avec cet homme surprenant toujours sur la brèche. Il nous fait tellement avancer qu’on ne peut que l’inciter à poursuivre sa quête. Un livre à recommander à tous ceux qui doutent…

Veiller sur elle…

Un Goncourt, cela se déguste. On le dépiote comme un crustacé, en savourant chaque mot, en grignotant l’histoire, en cassant la carapace pour aller gratter et extraire la métaphore, en se laissant emporter enfin par la juxtaposition de mots improbable… le dernier opus de Jean-Baptiste Andréa a déjà un titre évocateur « Veiller sur elle« . Il se présente comme un gros pavé de 580 pages devant lequel on salive comme devant un beau tourteau. Gagné !..

L’édition 2023 est d’une belle espèce. de celles qui vous emportent à la suite d’un personnage extraordinaire durant quasiment sa vie entière. Il y a du souffle épique au programme, en plus sur des chaleureuses terres italiennes. La montée du fascisme est évoquée par petites touches, mais cela reste un fonds sonore. le récit se concentre sur Mimo, un pauvre hère nain, doué pour la sculpture qui va tirer son épingle du jeu pour connaître une ascension sociale inespérée. Son moteur dans la vie est depuis l’enfance Viola, une fille d’aristocrate avec laquelle il noue une amitié forte, mais asexuée. Viola est un esprit libre, idéaliste, pleine de mépris pour ses origines, qui traverse l’existence avec détachement. Mimo court après elle, joue les protecteurs, se laisse envoûter, et revient immanquablement à elle, après avoir folâtré dans les draps de filles de passage.

Que cherchent ces deux-là ? Peut-être simplement à prolonger la complicité de l’enfance. Grâce à la famille de Viola dont il a fini par se faire accepter, Mimo va connaître un destin exceptionnel de sculpteur, sollicité de toutes parts, y compris par cet état fasciste qu’il ne rejette pas. Une vie pleine et entière. Mais quand sa Viola va disparaître prématurément, le petit homme va perdre le goût de la vie, et se replier dans un monastère. 

Ce livre est d’une belle densité. Avec une langue plutôt simple qui vous réserve parfois des décharges littéraires et sémantiques. L’auteur connaît visiblement l’Italie dans toutes ses dimensions. Il nous appelle à un beau voyage géographique et historique. Dans le dernier tiers, peut-être, l’histoire trottine avec nonchalance, mais comment en vouloir à l’auteur : une vie ne peut être faite que de coups d’éclat. L’important est de conduire à bon port, dans cet éclat final où le héro vieillissant va à nouveau se consumer pour son amie Viola. Une femme qui aura été son guide, sans qu’il ne l’ait jamais touchée. Puissant !….

Prenez-moi pour une conne…

Rencontré au Salon du Livre de Boulogne, l’auteur a réussi à me convaincre que son livre valait le détour. Déjà son titre provocateur m’avait fait de l’oeil au milieu de tous les livres présents. Le récit d’une bourgeoise dans la force de l’âge, abandonnée pour une plus jeune par son mari volage et qui se venge de manière machiavélique avait un côté particulièrement réjouissant. On aime tous bien les histoires de vengeance depuis Monte-Cristo. 

Mais tout ici est un peu retors, le lecteur prend le parti de la criminelle qui semble une petite souris entre les pattes de matous policiers plutôt coriaces. Cette femme tranquille se laisse convaincre lentement par l’idée d’un crime, alors qu’elle a une réputation de petit oiseau sans cervelle. Pourquoi ne pas profiter de cette image de sotte embéguinée pour commettre un crime parfait contre un ex-conjoint détestable et odieux ? 

Le défi est de taille… Car tout est nouveau. Il faut se préparer lentement à l’exercice et penser à tout. Le récit est un vrai manuel de toutes les ficelles policières pour coincer un coupable. Mais sous le couvert d’une image de femme sans imagination, tout est finalement possible. D’autant que l’idée à la base du meurtre est géniale. Un petit travail de chimiste pour constituer une bombe à retardement qui permet de se constituer un alibi de cristal. Sauf qu’une femme fraîchement et salement divorcée est une coupable naturelle dans un meurtre. La futée Orane de Lavallière saura-t-elle résister à la pression et aux pièges nombreux qu’on lui tend ? 

Pour raconter cette histoire, Guillaume Clicquot réussit brillamment à se mettre dans la peau d’une catho un peu coincée qui brise un plafond de verre. Son style est direct, imagé, avec quelques pensées pleines d’humour de la suspecte face aux policiers qui l’interrogent. L’humour est d’ailleurs à toutes les pages, notamment dans la prise de conscience par cette femme qu’elle a été conne, et que tout son entourage la perçoit comme telle. Ce qui est un bon stimulant pour se révolter, n’est-il pas ? Le récit est chaleureux et le scénario du crime parfait se révèle plein de chausse-trappes. On prend plaisir à la voir se défendre avec une finesse psychologique qui épate.

Bravo à Guillaume Clicquot pour ce livre original.

La quête de l’or dans les congères

Mon dernier bébé : un troisième roman, « l’Or du Maudit », après « le Collectionneur Amoureux » et « l’Or du Paradis »… Ce nouveau polar fait écho au précédent avec un titre comparable. Normal ! C’est une forme de suite avec les mêmes personnages, les mêmes lieux, vingt ans après… Une nouvelle déclaration d’amour à une région, l’Oisans, qui est le berceau de mes souvenirs d’enfance.

« L’Or du Maudit » est un retour dans les années d’après-guerre, les années 50 où chacun pansait ses plaies après cinq années de folies meurtrières. Même dans une région de montagne, plutôt préservée par la violence des années de guerre, les conséquences du conflit mondial peuvent apparaître là où on ne les attend pas. Le commissaire Lambert qui jouit d’une retraite bien méritée, va replonger dans les tensions d’une enquête policière particulièrement ardue. Une expérience qui va lui faire découvrir l’essence rebelle et résistante d’une région qu’il a adoptée pour sa beauté et pour la force d’âme de ses habitants.

Ce livre s’inspire d’événements réels ayant marqué la région. Cela reste une histoire fictive qui n’a pas d’autres buts que de magnifier la force intime de l’Oisans. Une région oubliée qui a su se relever grâce à sa géographie d’exception et son potentiel considérable dans l’exploitation de l’or blanc. Une neige omniprésente qui coiffe toute la région au point parfois de l’étouffer. Un contexte de confinement qui se prête bien à une intrigue angoissante…

Les années 50 en montagne ont été une période de fort bouleversement. L’exode rural en accélération ; la montée concomitante des promesses de l’or blanc et d’une société de loisir ; des moyens de communication encore défaillants ; des hommes et femmes enracinés qui s’interrogent sur leur avenir. Un contexte troublé propice à broder une belle histoire d’amitié et de résilience face à l’adversité.

« L’Or du Maudit » est le fruit d’une longue maturation. Le point final m’a ému comme aucun de mes deux précédents ouvrages. La dernière pièce du puzzle de l’intrigue s’est emboitée comme par enchantement. Un sentiment d’apaisement s’est emparé de moi : j’avais réussi à raconter une histoire extraordinaire dans un paysage qui ne l’est pas moins. En plus, comme dans « l’Or du Paradis » sorti en 2014, les montagnards sortent gagnants de la bataille. Ce n’est que justice ! Ces gens sont des combattants du quotidien… Ils ont toute mon admiration.

Mémoire d’un taiseux

J’ai débusqué ce livre dans la petite librairie de Conques, en Aveyron. Une librairie de campagne dans un village de 90 âmes à l’année, cela mérite au moins un petit soutien… Cette déclaration d’amour d’un fils pour son père m’a fait de l’oeil, car ce genre d’écrit me parle. L’hommage à ses géniteurs est toujours en littérature un exercice subtil où un auteur met sur la table ses entrailles et un coeur palpitant. Je ne connaissais pas plus que cela Marc Dugain, mais la photo de couverture m’a fait penser à mon père. Alors, bien sûr, banco !!!…

J’ai été très dérouté par le récit. C’est superbement écrit, dans un style court, dense, tout en tension. L’histoire de cet homme est tellement pleine de péripéties qu’elle aurait pu être un roman. Un roman du siècle, avec un grand-père capitaine au long court ayant combattu aux côtés des Américains pendant la seconde guerre mondiale, un beau-père gueule cassée de la première guerre s’astreignant à une vie normale, une femme ambitieuse ayant fait carrière dans un grand groupe à une époque où la gente féminine était réduite aux fourneaux. Enfin, un père handicapé suite à une poliomyélite qui, à force de volonté, réussit à marcher, pour réussir sa vie d’ingénieur qui le conduira dans des destinations lointaines, jusqu’à être un peu espion au service de la France. Une vie trépidante au coeur du siècle qui fait penser un peu à « la promesse de l’aube » de Romain Gary, autre écrivain qui a su rendre grâce aux générations qui l’ont précédé.

Mais la référence s’arrête très vite. Car là où Gary déborde de vie, de sentiment et d’affect, Dugain raconte ses proches avec une distance qui est parfois totalement sidérante. Quand dans son récit, il en arrive à parler des enfants, de lui-même et de son frère, il parle à la troisième personne du singulier et ne donne jamais les prénoms, se contentant de parler de l’aîné et du cadet. Son père qu’il honore et dont il parle avec empathie dans les premières pages poignantes évoquant la maladie, apparaît au fil de l’histoire davantage comme un personnage de roman.

Ce détachement est troublant, même si l’auteur l’explique en avançant « avoir failli passer à côté de lui ». Il y a certainement beaucoup de pudeur de la part de Marc Dugain, comme s’il s’était attaché à cet exercice de mémoire uniquement pour lui-même et qu’il nous autorisait exceptionnellement à lire par dessus son épaule. En tout cas, cet hommage au père manque de chaleur. Cela m’a troublé…

J’ai eu une autre zone d’inconfort à cette lecture qui est, je le répète, d’une grande puissance. Dugain distille tout au long de ses pages des considérations politiques, certes intéressantes, mais qui ne semblent là que pour disculper ses proches de suspicions le plus souvent anachroniques. Par exemple, ses parents vont vivre en Nouvelle Calédonie et en Afrique et ils ont eu des domestiques, mais l’auteur s’ingénie à vanter leur progressisme, leur anticolonialisme et leur ouverture humaine de gens de gauche. Un courant de pensée qui refait souvent surface dans le récit, mais c’est là l’auteur, plus que son héros, qui exprime ses opinions face aux événements qui ont marqué la vie de son père.

Je respecte, pour ma part, toute forme d’opinion, mais ces digressions m’ont gêné car elles étaient souvent inopportunes. Ses parents exceptionnels n’avaient certes pas besoin d’un brevet de bien-pensance pour paraître très sympathiques au lecteur. Au lieu de cela, j’aurais préféré des élans du coeur plus généreux, des souvenirs intimes, des éclats de rire, des émotions fortes, bref tout ce qui fait le quotidien d’une famille quand on se met en tête de la mettre en scène. Marc Dugain le fait tout en retenue, comme ces hommes silencieux qui n’aiment pas se dévoiler. C’est beau, mais un peu froid. Et je n’attends pas d’un écrivain d’être un taiseux. 

Le Chemin des Estives

D’où me vient cette passion pour la randonnée ? Après « Blanc » de Sylvain Tesson, me voici embarqué dans une nouvelle aventure, propice à l’apaisement de l’âme et de l’esprit, « le chemin des Estives » de Charles Wright. Un livre remarquable et lumineux !

Il est vrai que mon prochain départ sur les routes de St Jacques a pesé dans ce choix. Mais il y a une autre raison tout simple dans cette adhésion : le lavage de l’esprit qu’offre ce merveilleux livre, par petite lapée de lectures à haute teneur en réflexions et en spiritualité. Une spiritualité légère, non invasive, pleine de tact, d’humour et de profondeur. Ce livre vous embarque dans une folle aventure intérieure, à la suite de l’auteur et de son compagnon, partis dans presque 700 kms de randonnée, d’ouest en est, en plein massif central. Un parcours original, comme on peut le voir, qui les conduira d’Angoulême aux confins de l’Ardèche. Avec pour grande spécificité, un pari audacieux et puissant consistant à partir sans argent, ni victuailles pour vivre pendant un mois de la générosité d’autrui. Quel parcours initiatique !

Il faut une sacrée dose de foi dans l’homme pour user ainsi son corps sans certitude de manger, ni de se laver au terme de l’étape. C’est sans doute le stade ultime de la randonnée récréative et spirituelle qui attire de plus en plus de nos contemporains sur les chemins de pèlerinage de St Jacques. Autant le dire tout de suite, c’est un éblouissement total, un moment unique de grâce qui réveille les vieux ressorts rouillés et enfouis en nous du christianisme. Sans prosélytisme et avec la plus totale élégance. Ce livre est tout, sauf un manifeste religieux.

C’est au contraire la vie, l’insouciance, le crédo en la générosité de l’autre, l’abandon total aux faisceaux lumineux de sa bonne étoile. Le tout dans une nature forestière et rocailleuse, puissante et séductrice, dans la région la moins peuplée de France, souvent la moins connue… Le récit est celui de très belles rencontres avec des inconnus généreux qui partagent leur repas et se livrent le temps d’une soirée. Mais c’est celui aussi des rebuffades et des déconvenues auprès de personnes surprises dans leur confort et qui refusent d’ouvrir leur porte à l’étranger qui a faim. Quel stoïcisme il faut pour vivre une telle expérience !…

« Le Chemin des Estives » est bluffant tout au long de ses pages. Le lecteur connaît la même incertitude que ses deux héros sur la suite de l’aventure. C’est une randonnée qui se partage totalement… En plus, l’auteur Charles Wright y fait preuve d’une grande culture, avec de multiples références culturelles. L’ossature du récit repose sur les émotions de deux grands voyageurs du passé, Arthur Rimbaud, le poète en quête d’ailleurs, et le religieux Charles de Foucauld qui se frottera plus que tout autre à la différence. Assurément de beaux prédécesseurs dans la quête de soi.

Charles Wright réussit le carnet de voyage absolument parfait. Il nous fait partager son esprit avec humour et modestie, tout en nous élevant dans la réflexion sur nous-mêmes. Un partage qui va jusque dans sa passion pour les vaches qu’il nous transmet de manière inattendue. Il est vrai qu’elles ont été les principales spectatrices de ses exploits. Des supportrices improbables qui ont vu passer ces deux pieds nickelés avec bienveillance, sans les juger. Je partage leur nonchalance pour dire que ce livre est un grand livre.

Kessel et Druon, les Partisans…

Quelle belle idée que ce livre, passionnant de bout en bout, qui célèbre la mémoire de deux monstres sacrés de notre littérature. Deux hommes, Joseph Kessel et Maurice Druon qui étaient apparentés – je l’ai découvert – oncle et neveu avec vingt ans d’écart, mais très proches l’un de l’autre jusqu’au décès du plus âgé. Deux hommes que la guerre a réunis dans une même lutte, dans le camp de la France libre, et qui les a conduits un jour du printemps 1943 à composer ensemble « le chant des partisans » qui est quasi un deuxième hymne national.

L’académicienne Dominique Bona raconte avec passion et beaucoup de bienveillance le destin hors-norme de ces deux apatrides d’origine russe qui deviendront Français pur sucre. Kessel l’aventurier globe-trotter, alter-mondialiste avant l’heure, auteur de romans souvent flambloyants d’exotisme, fidèle à ses origines juives et sensible à l’avenir d’Israel. Druon qui a adopté le nom de son beau-père et avec lui la religion catholique, esthète de la langue française qui a construit un parcours académique plus classique en magnifiant superbement l’Histoire de France jusqu’à devenir un ministre de la culture sous Pompidou.

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Blanc, comme un trait de génie

« Blanc », voilà un petit bijou de livre qui me semble promis à un joli parcours dans toutes nos librairies et bibliothèques de France. Un livre qui se veut le récit de courses en montagne. Allons donc, c’est mieux que cela !… C’est un cheminement, un voyage intérieur de trois alpinistes philosophes, pour qui l’ascension est d’abord une élévation spirituelle. D’ailleurs, le livre se sirote lentement par petites lapées, comme une infusion de sagesse. Chaque chapitre de deux ou trois pages représente une journée d’ascension. Rien de plus répétitif que la montée et la descente sur des champs de neige, avant la nuitée au refuge. Le récit devrait être ennuyeux, il est tout au contraire lumineux.

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