Stefan Zweig que j’ai entrepris de découvrir dans sa globalité, est un auteur prolixe qui sait nous amener parfois là où l’on ne l’attend pas. Ce « chandelier enterré » est un bon contre-pied littéraire, avec un récit pétri d’humanité judaïque qui se passe à une époque hautement improbable : la mise à sac de Rome par les Vandales en l’an 455, des barbares pas si dégénérés que cela, au demeurant, puisqu’ils étaient pétris de cette civilisation latine qui dominaient le monde depuis plusieurs siècles. D’ailleurs, les plus dégénérés étaient davantage ces Romains, un peuple à bout de souffle, qui décide d’abandonner sans combat sa ville aux envahisseurs, laissant la porte ouverte au pillage le plus orchestré qui n’ait jamais été : le déménagement en quelques semaines de toutes les richesses accumulées par des siècles de domination du monde. Voilà assurément une période intéressante de notre histoire…
Par ce récit écrit en 1937, Zweig nous parle d’un monde envahi, d’un monde qui s’écroule, et on imagine bien que ce passé oublié trouvait une forte résonance dans le présent de l’auteur. Un auteur qui retrouve, pour l’occasion, ses racines juives pour raconter le vol par les Vandales d’un chandelier sacré du peuple juif, qu’un jeune garçon, Benjamin, va entreprendre de récupérer durant toute son existence.
Cette quête va le conduire jusqu’à Byzance où les Byzantins ont récupéré le fameux chandelier. La cour de l’empereur est un théâtre d’ombres qui préjuge bien de la future chute de Constantinople quelque mille ans plus tard. Le vers de la décadence était hélas déjà dans le fruit…. Le vieux Benjamin va manoeuvrer pour récupérer par la ruse le chandelier en or massif à sept branches qui mobilise toute la communauté juive. Trophée qu’il finira par rapporter à Jérusalem, mais pour l’enterrer en terre sainte, et le soustraire à la concupiscence des hommes.
Ce récit, écrit dans une écriture épurée, ressemble à une parabole biblique, totalement tournée vers le rapport à Dieu d’une communauté déjà soudée dans l’adversité. Une communauté qui était dès 1937, menacée dans ses biens et son existence, et qui n’avait pas d’autre choix que de fuir et d’enterrer ses objets précieux. Dans une analyse désabusée de la marche du monde qui le conduira, cinq ans plus tard, jusqu’au suicide, l’écrivain humaniste autrichien affiche son pessimisme et sa désespérance. Ne serait-ce pas finalement la civilisation-même, le capital commun conquis de haute lutte par l’humanité depuis l’origine des temps, qui devrait être soustraite de l’avidité des hommes à la détruire ? Comme ce vieux chandelier porteur de la fidélité des hommes à la tradition, Zweig nous fait comprendre qu’il y a quelque chose en nous de précieux à préserver, à cacher, à dissimuler de la folie des hommes. Un message fort, délivré avec la discrétion et l’élégance d’un homme raffiné qui voyait avec une incroyable prémonition, son monde se précipiter vers l’abîme. Quelle justesse de vue incroyable !… Il aura été fidèle à lui-même jusqu’au bout, en soustrayant, par son suicide, son esprit libre de la bêtise humaine. Heureusement, il nous laisse toute sa littérature pour que nous déterrions régulièrement le chandelier de son esprit éclairé. Bravo l’artiste, ton héritage est le plus beau qui soit….