L’écriture est un moment de grâce quand on arrive à faire partager aux lecteurs, non seulement ses centres d’intérêts, ses passions mais aussi ses lubies, ses fantasmes, cette petite part de soi-même qui est quelque peu irrationnelle, comme un goût de folie intime. Avec « Outre-Terre », Jean Paul Kauffmann nous entraîne dans une quête improbable, celle du souvenir de la bataille d’Eylau qui a eu lieu en février 1807 dans les neiges de la Prusse Orientale. Une bataille qui a failli mal tourner pour l’aigle impérial, le sort de la bataille n’ayant tenu qu’à une charge de cavalerie épique de Murat et de ses grenadiers. Sans doute la plus belle charge de cavalerie de l’histoire de l’humanité, dans un désert glacé et brumeux qui aura vu les couleurs flamboyantes des hussards s’engluer dans le noir et blanc d’un horizon sans fin.
A l’occasion du bicentenaire de la bataille, Jean Paul Kauffmann – celui-là même qui est resté otage au Liban de mai 1985 à mai 1988 – entreprend un voyage en famille pour retrouver trace de la bataille dans l’enclave russe de Kaliningrad, l’ex-Koenigsberg prussienne où est né et a vécu le philosophe Emmanuel Kant. Un lieu « russifié » depuis 1945 qui est si peu touristique qu’un voyage là-bas un plein hiver y apparaît comme la dernière des folies.
Kauffmann trouve là-bas une communion avec le passé, comme un lien qui le retient avec les protagonistes de la bataille. Les lieux n’ont guère bougé depuis 200 ans. Tout semble figé dans le froid, l’âme des guerriers n’est pas loin. Tout est là, dans le tableau du Louvre du Baron Gros, « le cimetière d’Eylau », que Kauffmann nous décortique avec la science du détail d’un archéologue culturel. Kauffmann assiste un peu indifférent aux cérémonies du bicentenaire; il préfère essayer de repérer les lieux, de recoller la topographie aux nombreux récits de la bataille, et il essaye de se mettre dans la peau de l’empereur en essayant de monter dans l’église, devenue « usine interdite » de l’ère soviétique. Tout cela dans un froid de canard, comparable à celui dont ont souffert les combattants des deux camps.
Le récit prête à sourire. La lubie de l’auteur est contagieuse. Mais on est sur le fil du rasoir. Le caractère vain de cette quête et de ce livre se manifeste parfois. A quoi bon tout cela ? La force du livre est quand même son enracinement dans l’histoire, avec un compte-rendu de la bataille nourri aux meilleurs souvenirs des combattants. L’épopée napoléonienne était tellement belle, une expérience tellement forte que 40 ans plus tard, elle mobilisait encore tous les anciens grognards dans son souvenir. Mais c’est surtout la sincérité de l’auteur qui mobilise le lecteur. Sa passion pour la bataille d’Eylau est réelle, même si, de son aveu même, elle ne s’explique pas totalement. Peut-être cet intérêt est-il né d’une autre lecture, le « Colonel Chabert » de Balzac. L’histoire d’un revenant de la charge d’Eylau qui essaye de retrouver, sept ans après, sa place dans la société, alors qu’il était donné mort. Kauffmann l’otage et Chabert le hussard, un destin similaire d’hommes déracinés ayant eu du mal à retrouver la vie d’avant.
« Outre-terre » est un beau livre. Plein d’humour et de dérision. Une analyse psychologique qui nous touche tous. En priorité les amateurs d’histoire…