Le ciné et rien d’autre…

Le cinéma français a perdu son héraut. Et son héros !… Oui, assurément, il était le plus cinéphile d’entre nous, une vraie encyclopédie… Il l’avait montré dans son documentaire en 2016 « Voyage à travers le cinéma français ». Un film passé quasi inaperçu, sauf dans la petite communauté des cinéphiles qui savaient communier avec leur pasteur. Les fous de cinoche l’avait très légitimement hissé sur un piédestal: un très grand réalisateur, mais aussi un exégète scrupuleux du travail d’autrui. Il savait donner de la vie, de la passion et de l’amour à raconter un film. Je suis tellement fier que le compte-rendu de ce moment d’émotion que j’avais reproduit sur Allo-Ciné dès ma sortie de salle apparaisse comme la critique-spectateur préférée du site. Cet homme a tellement marqué de son empreinte ma passion pour le cinéma…

J’ai grandi avec Tavernier. De mes 12 ans jusqu’à mes 54 et ce dernier Voyage en sa compagnie, il a rythmé ma découverte du plaisir procuré par les salles obscures.

Il a émaillé ces années de films délicats, intimistes, toujours très habités. Et puissants, toujours tellement puissants !… Je reste toujours la larme à l’oeil devant la dernière scène de « La Vie et rien d’autre » ( 1987 ) et la lettre de Philippe Noiret à cette femme de passage follement aimée. Tout est dit dans ce passage, les regrets, la complainte du temps qui passe, l’absurdité de la guerre et l’impuissance de l’homme à maîtriser son destin.

Toujours dans la délicatesse, comment ne pas citer ce « Dimanche à la campagne » ( 1984 ), chronique d’un week-end oisif et familier d’une famille bourgeoise. Il ne s’y passe rien, le temps s’écoule paresseusement sous le soleil d’une journée de printemps. Mais on perçoit parfaitement les grondements des coeurs qui battent. L’amour d’un vieux père pour sa fille volage. La détresse d’un fils délaissé qui pâtit d’être devenu invisible à force d’être présent. Il y a là un vrai tour de force de l’homme d’image de savoir transmettre la violence des sentiments dans un paysage parfaitement calme.

Mais Tavernier avait surtout un vrai talent : ne pas se laisser enfermer dans un registre. Il pouvait tout faire, du film de guerre ( « Capitaine Conan » en 1996, avec un Philippe Torreton impérial qui déchire tout ) au film de cap et d’épée ( « La Fille de d’Artagnan » en 1994, délicieusement régressif avec la sublime Sophie Marceau ), mais aussi du film policier « L627 » ( réaliste à un point tel qu’il a ouvert un boulevard à la future série « Engrenage » ) ou encore une chronique historique en costume ( le très leste « Que la fête commence » en 1975 ). Tous des films que j’ai adorés… C’était simple d’ailleurs, Tavernier était comme Woody Allen et plus tard Quentin Tarantino, un réalisateur dont on allait voir, les yeux fermés, le dernier opus. Avec l’assurance de passer un bon moment…

J’ai relu avec plaisir sur ce même site ( et sur Allo-Ciné ) ma critique de « La Princesse de Montpensier ». Je lui avais accordé 5 étoiles, tellement j’étais émerveillé par la pureté des dialogues et par le jeu de divers acteurs en état de grâce. Le film finissait aussi par une lettre d’amour d’un soupirant ayant laissé passer sa chance ( le rapprochement avec la « Vie et rien d’autre » est amusant, à croire que Tavernier avait lui-même vécu le choc affectif d’un amour non-partagé ). Quoi qu’il en soit, ces lettres laissent flotter le spectateur dans des nimbes de nostalgie ; il en sort lessivé et ému, ce qui est la marque de grands films.

Et comment ne pas finir par le film le plus étonnant de sa filmographie : « Coup de torchon » ( 1981 ). Ce film est des rares que je connaisse, qui gagne à être vu et revu. J’avais été tellement dérouté, la première fois, par le ton décalé du récit, par le cynisme de l’histoire, sa noirceur sans nom. C’est un film que maintenant j’adore littéralement. Il a révélé Eddy Mitchell et confirmé Guy Marchand comme acteurs truculents, tout en consacrant Philippe Noiret dans son rôle d’acteur fétiche capable de tout faire. Isabelle Huppert y est touchante en petite chose évaporée. Tout y est grinçant à souhait, jusqu’à la musique qui vous tiraille… Le film dégomme tout, il est irrévérencieux en diable, il présente sans fausse pudeur le racisme à l’état pur, l’esprit colonial paresseux et la veulerie de colons en roue libre. Ce film est une pépite. Dans aucun autre pays que la France du début de ces années 80, on aurait pu tourner un tel film. C’est un film libre. Le chef d’oeuvre d’un réalisateur sans étiquette qui a su utiliser la force des images pour faire passer ses idées. Avec un résultat exceptionnel… Tavernier aura réussi mille fois mieux que les décolonialistes qui nous bassinent de leurs désirs de repentance… »Coup de Torchon » est un éclat de rire cynique qui montre la bassesse des hommes. Incontournable !

Je suis triste de perdre mon grand frère, mon tuteur si précieux qui m’a fait aimer le cinéma. Le grand cinéma. Au revoir l’ami, tu me manqueras, tu me manques déjà…