La culture du pas sérieux

Formidable reportage du Figaro Magazine qui raconte un événement futile de quelques pieds nickelés en haut-de-forme. Sur les traces d’Arsène Lupin, l’anarchiste de droite Sylvain Tesson et quelques potes ont entrepris de gravir l’aiguille creuse d’Etretat. Tout cela en tenue vestimentaire de la fin de siècle… Mais pourquoi donc ? diront les pisse-vinaigres raisonneurs de notre siècle. Tout simplement, parce qu’un vieux topo d’escalade relatait qu’une cordée de l’armée allemande avait gravi l’aiguille en 1942. Un événement fâcheux, car « si personne ne l’a reprise depuis, elle est peut-être encore sous domination du Reich »…

L’humour en bandoulière, Tesson & co ont réussi l’ascension pour hisser là-haut le drapeau tricolore. Mais la pochade ne s’arrêta pas là. Ils ont posé là-haut une plaque citant Arsène Lupin et lancé un appel du haut de l’aiguille. Un petit bijou d’intelligence qui dénonce les bêtises et jérémiades d’une société engluée dans le covid. Savoureux et décalé. De l’humour comme je l’aime…

« Quelle force s’est acharnée à nous rendre si tristes, nous Français ? Le Monde a parfois considéré la France comme la patrie de la légèreté universelle. Un proverbe disait : »heureux comme Dieu en France ». Pourquoi sonnes-nous devenus si méchants et à ce point moroses ? Les temps sont durs, nous le savons. Ils l’ont toujours été. C’est précisément dans la peine que la gaieté est cruciale. Cet appel n’est pas une lubie d’enfant gâté mais une supplique. Résumons le début du siècle XXI. Chacun devant l’écran ou derrière son masque ( c’est la même chose ) surveille son voisin. On connaît ses droits, on se sent offensé. On signale, on assigne, on exige réparation. On se censure puisqu’on s’épie. Le langage est régenté. Un bon mot s’appelle une discrimination. Quelques uns s’emploient à tout réinventer. La forme des villes, le visage des paysages, la substance de la langue, les vieux modes de vie, les livres d’histoire. Terra Nova et novlangue, disent-ils ! Résultat : un infralanguage de manageurs, un ordre techno-moral et plus personne pour chanter à table après les repas de famille. Quel chantier, quel pensum ! Chacun se sent malheureux. On pense la France l’antichambre de l’enfer. On connaît mal le Soudan.

Voilà pour le tableau. Il est moins vivifiant qu’un Monet maritime. Nous sommes quelques uns à ne pas aimer ces maussaderies. Nous leur préférons l’électricité d’Arsène Lupin et l’esprit de l’aiguille creuse. Le héros de Maurice Leblanc ne voulait pas changer le monde, ni trouver des coupables. Au sommet de l’aiguille blanche, il se gaussait des idées creuses. Il moquait les vieilles barbes, échappait à l’enfermement. Il défiait les ordres poussiéreux mais n’imposait rien par la violence, ni par l’esprit de sérieux, poison suprême. Rebelle et poli. Il chantait le « primesaut », autre nom de la gaieté, et célébrait les rois qui savaient s’amuser. Il y avait en lui l’anarchiste et le seigneur féodal. Par le primesaut, il faut entendre la fantaisie du style, l’amour de la liberté, l’absence du ressentiment, le goût des belles choses. Le contraire du Primesaut, c’est la vie sans la joie telle que la concocte l’administration psycho-sanitaire « pour votre confort et votre sécurité ». Le primesaut est notre trésor perdu : la désinvolture et la longue mémoire. L’essence de la France se tient peut-être là : dans la rencontre des gravités publiques et des gaietés privées. Nous autres, qui aimons les aiguilles, nous ne manifestons pas, nous ne revendiquons rien. Nous faisons attention à ne pas faire tomber les pierres. Nous vénérons ce qui est plus ancien que nous, ce qui demeure et ce qui domine. Nous préférons la liberté à la sûreté, la vie à la santé, les nostalgies personnelles aux promesses globales. Nous voudrions aimer, boire et chanter sans que la puissance publique nous indique comment vivre, sous quel masque nous cacher, de quoi nous repentir et comment nous exprimer.

Nous aimons les aiguilles parce qu’elle sont des refuges, comme les Patagonies, la colonne des stylites, certains jardins, quelques musées et les tablées d’amis. Les strates des parois d’Etretat trahissent la profondeur des temps : accumulation de la mémoire. Les silex sont coupants : esprit d’insolence. Le soleil frappe l’ombre : gaieté de plein vent. La mer les baratte, jamais fatiguée : énergie vagabonde. Elles se tiennent debout, postées devant le large, le dos tourné : distance polie. En leur sommet, on y respire bien, on y dit ce que l’on veut, et la vue porte loin : liberté vitale. Iode, azur, photon : devise de notre royaume. Les aiguilles sont belles car intouchées par l’Administration et conservées par le temps. On y est libre de déclarer son amour à la France, à la gaieté, aux amis, à l’art, aux bêtes, à l’aventure. Elle s’écroulent un peu, mais elles tiennent bon contre la gravité ! Il faut connaître ses ailguilles, les rejoindre, se tenir debout sur leur fine pointe, quand l’air devient épais.

Que les vielles aiguilles crèvent les nouvelles baudruches !