Eric Emmanuel Schmitt est sans doute l’auteur le plus brillant de sa génération. Je crois que nous avons avec lui un bon candidat à un futur Nobel de littérature. Sa bibliographie est riche et pleine de pépites. Un auteur prolixe qui étonne par ses choix artistiques éminemment personnels. Certes, il est l’auteur de nombreux romans, des fictions imaginatives toujours bien ficelées. Mais derrière chacune de ses oeuvres se cachent les interrogations humaines et métaphysiques de l’homme. Par ce besoin de réflexion et d’hauteur spirituelle, Eric Emmanuel Schmitt est certainement l’auteur le plus français du moment.
L’aisance dans l’écriture de l’auteur est telle qu’il semble, en plus, chercher des challenges à relever. Comme si la fiction romanesque ne suffisait pas à combler sa soif de bien faire. Il faut que ses livres relèvent du tour de force : faire de Jésus son héros de roman à la première personne du singulier ( l’époustouflant « Evangile selon Pilate » ); raconter sa rencontre personnelle avec Dieu-himself ( la très lyrique « Nuit de Feu » )… Et pourquoi pas rentrer dans l’intimité d’Hitler ? C’est l’objectif audacieux de « la Part de l’autre ».
Un livre audacieux dont le sujet scabreux ne suscite pas l’emballement. Il faut se forcer pour rentrer dans le livre. Malgré l’idée originale de vouloir raconter une double histoire : celle de l’Hitler original qui révèle beaucoup de part inconnue; celle qu’aurait pu être la vie d’Hitler s’il avait été reçu à son examen des Beaux Arts, l’orientant vers une toute autre vie. Deux récits étroitement imbriqués qui visent à démontrer que le mal suprême incarné par Hitler aurait pu ne pas trouver un terrain aussi favorable chez un Adolf H. soumis à un autre destin. Imaginer un XXième siècle sans Hitler, voici la gageure. Outre l’idée crispante que la violence du nazisme pourrait être due à des circonstances particulières, et non pas à la folie prévalente d’un homme. Assurément un travail d’équilibriste auquel s’astreint le génial Schmitt avec toute la maîtrise de son talent.
L’auteur réussit-il son pari fou ? A moitié seulement. La première partie qui traite des années jusqu’en 1919 et la radicalisation du caporal Hitler est étincelante de maestria. On passe du Hitler réel au Hitler fictif avec aisance. Schmitt a beaucoup travaillé son sujet et il est très convaincant dans l’analyse psychologique de son « héros ». Le parti pris de montrer un Hitler jeune très humain est déroutant. Mais il semble que ce soit proche de la réalité, comme l’absence de tout anti-sémitisme chez lui avant la capitulation de l’Allemagne. Quant à l’Hitler inventé, il est d’une justesse incroyable, à la petite exception d’une scène chez le psychanalyste Freud qui fait un peu « téléphonée ». Schmitt est, quoi qu’il en soit, un orfèvre pour inventer des personnages…
La seconde partie est plus laborieuse, ne serait-ce que du fait de la gêne de l’auteur à rentrer dans la folie de son personnage ( il faut lire à tout prix en épilogue le « journal de l’auteur » où Schmitt fait part de ses états d’âme à écrire tel ou tel passage du livre. Toute la puissance créative d’un auteur dans sa dimension invasive et quasi obsessionnelle est puissamment rendue ). Heureusement, l’aridité de la version hard est compensée par la puissance narrative et humaine de la version light, celle de l’Adolf H. inventé.
Surtout Schmitt nous émerveille de son écriture. Tout le roman est constellé de scènes intimistes qui suscitent sourire, adhésion, bonheur et émotions. Comme cette lettre adressée sur le front de la Grande Guerre par un Adolf H. gravement blessé, lettre d’adieu à ses deux meilleurs amis qui est une ode superbe à l’amitié. Ou cette rencontre lumineuse avec une jeune femme sans filtre qui illumine le livre d’un amour intemporel et idéalisé. Schmitt est vraiment l’auteur qu’il faut lire avec un stabilo, juste pour annoter la fulgurance de certaines échanges et la précision enthousiasmante de la langue.
On renferme le livre impressionné par le talent de l’auteur, même si on ne comprend pas tout à fait l’objectif recherché. Sauf à penser que le mal sommeille en chacun de nous, et que ce sont simplement certaines circonstances exceptionnelles qui le font s’exprimer comme un volcan dévastateur. Une vision christique de l’humanité qui n’est pas étrangère à la foi chrétienne affichée de l’auteur. Intéressant, surtout avec la plume aérienne d’un génie de l’écriture. Bravo l’artiste.