Prendre un livre de Jean Christophe Rufin, c’est à coup sûr rentrer dans un monde riche, foisonnant, romanesque à souhait. Et dans une langue simple merveilleusement agencée au service de son histoire. Le style de Ruffin est, pour ainsi dire, aisément reconnaissable : court, nerveux, sans fioritures, mais doucement vallonné, comme pour épouser les courbes de son intrigue. Lire du Rufin, c’est s’enfoncer avec volupté dans l’Histoire avec un grand « H », une histoire toujours teintée de nationalisme car notre auteur-diplomate est farouchement français. Il aime mettre en exergue tous nos compatriotes obscurs qui ont fait la France, même si la postérité ne leur a jamais rendu grâce. Des aventuriers inconnus dont il aime à rappeler les rêves, les faits de gloire et les échecs.
Après Nicolas de Villegagnon ( « Rouge Brésil » ) et Jacques Coeur ( « Le Grand Coeur », livre que j’ai encensé sur ce site ), voici un autre aventurier mis à l’honneur, Auguste Benjowski, avec ce livre dont le titre paraît peu sérieux : « Le tour du monde du roi Zibeline ». C’est peut-être ce titre farfelu qui m’avait incité jusque là à m’abstenir. Erreur grossière… Comme chaque livre de notre académicien diplomate, le roi Zibeline mérite toute notre attention, tant il est vrai que le destin de ce polonais amoureux de la France au point de s’engager pour elle dans une conquête improbable, est par essence le meilleur des récits. D’autant que Rufin a le don de se mettre dans la psychologie de ses personnages et d’imaginer sans retenue toutes les zones d’ombre de son héros. Et quelles aventures ! De 1769 à 1786, Auguste a plus voyagé dans le monde que la plupart de nos contemporains avec tous leurs avions et aéroplanes. Il se mettra dans des situations impossibles jusqu’à devenir Roi de Madagascar… Pas mal pour le rejeton d’un petit hobereau campagnard sujet de l’empereur d’Autriche.
Bien sûr, Rufin est un peu encadré par son personnage historique, si bien que son roman n’a pas le souffle de certains récits inventés. Hélas, la vraie Histoire peut être plus courte que les rêves. Alors, Rufin invente ou façonne à sa guise des personnages secondaires, à l’image de la délicieuse épouse du grand homme, Aphanasie. Un modèle de femme, forte, décidée, pionnière en toutes choses, qui constitue un des personnages féminins les plus délicieux de la littérature contemporaine. D’ailleurs, les pages les plus réussies du roman se passent à Paris, quand la jeune femme se laisse happer par les jeux de rôle de l’aristocratie et de ses salons pour réveiller les ardeurs d’un mari devenu moins attentionné. Rufin réussit à capter subtilement les intrigues sentimentales de l’époque, pour décrire avec maestria les ambiguïtés toujours valides du rapport entre les deux sexes. Jouissif !…
Le destin trop court d’Auguste ( il meurt à 40 ans ) ne permet pas de plonger le lecteur dans une longue saga. Le livre finit brutalement avec son héros, mais on aura eu le temps de rêver avec lui d’un monde plus juste où les indigènes de Madagascar auraient été bien traités et « colonisés » de manière positive. Quand on voit l’état actuel de sous-développement de Madagascar, on peut regretter que son roi Zibeline n’ait pas pu mener à bien son rêve.
Benjowski méritait, en tout cas, de sortir de l’anonymat. Rufin le fait avec passion, comme il l’avait déjà fait avec tous ses précédents poulains. Alors, certes, peut-être s’éloigne-t-il un peu de l’Histoire et de la mentalité de l’époque. Qu’importe ! Il les fait revivre et redonne du lustre et de l’éclat à leurs combats. C’est une oeuvre de mémoire, utile et stimulante…