Il y a peu de livres que je conseillerais à mes deux fils et à ma fille de lire impérativement, durant les quelques décennies de leur présence sur terre. « Si c’est un homme » de Primo Levi en ferait assurément partie. Cette lecture est quasi un devoir moral, une obligation de perpétuation du souvenir. Un livre si puissant qu’il vous donne un coup de poing dans l’estomac et vous laisse pantelant.
« Si c’est un homme » est le livre ultime sur l’expérience d’un camp de concentration pendant les dernières années de guerre. Un chef d’oeuvre écrit par un survivant dans un style sec, nerveux et sans artifice. Une réflexion abyssale sur la condition humaine qui, comme le dit Frederic Beigbeder, s’apparente à une bible à l’envers qui montre, dans le détail d’infimes actes de survie, la déchéance de l’homme. Comme si le Diable s’était ingénié, tel une Pénélope malveillante, à détricoter au quotidien tous les ressorts de la condition humaine. Pour détruire ce qui fait notre humanité.
Primo Levi, mort en 1987, était juif, chimiste et italien. Il est arrivé à Auschwitz en février 1944 et eut dans son malheur la chance d’être sélectionné pour un « camp de travail » aux conditions très dures. L’espérance de vie y était de trois mois. Comment lui, qui était chétif et de santé fragile a-t-il pu tenir onze mois jusqu’à la libération du camp par les Russes ? C’est ce que raconte ce livre remarquable. Mais ce livre va beaucoup plus loin car l’auteur prend de la hauteur pour raconter le mal en action. Un mal qui se répand de part en part pour ne plus être uniquement l’instrument de la haine nazie, et devenir une maladie généralisée au sein de la communauté des déportés. Ce qui surprend dans le récit de Levi, c’est que les Allemands sont quasi absents. La brutalité se fait en leur nom, mais le plus souvent par d’autres déportés qui cherchent à se protéger en pactisant avec leurs oppresseurs. Et dans la tour de babel de ce camp aux cinquante langues parlées, c’est l’allemand qui s’impose entre déportés pour se faire entendre.
Le tour de force de Levi – et sans doute, ce qui fait la réussite d’un livre au succès planétaire – est d’avoir parfaitement rendu l’annihilation de la volonté chez tous les détenus soumis à un traitement extrême. Affamés, épuisés, transis de froid, souffrant de toutes les parties de leurs corps et psychologiquement détruits, les détenus mobilisent leurs dernières énergies à tenter de survivre. Certains y arrivent, aux prix d’un individualisme forcené qui est imperméable à toute forme de sentiments. Une transformation de l’homme en bête sauvage qui marque un retour en arrière brutal à l’évolution naturelle de l’espèce humaine. C’est vraiment en cela que la « parenthèse concentrationnaire » de l’ère nazie est unique. C’est en cela que le livre de Levi doit être lu, pour savoir de quoi l’homme civilisé est capable.
Ce livre est aussi un plaisir de lecture. L’auteur n’est pas motivé par une volonté de vengeance. Il n’est qu’un témoin qui raconte ce qu’il a vécu avec calme et sans passion. Aussi, même si le récit est dur, on reprend cette lecture avec un intérêt permanent. Le destin de ce petit juif italien prend un caractère universel, et le lecteur prend fait et cause pour lui comme porteur fragile de ce qui nous voudrions garder d’humanité. Ce livre est indispensable à une bibliothèque. Je suis heureux de l’avoir découvert, même tardivement. Mais je serais passé à côté de quelque chose en ne le lisant pas. C’est un livre qui vous marque à vie, et qui personnellement me rendra toujours bienveillant vis à vis de la part de judaïté que compte l’espèce humaine.