Il est de ces personnages de roman que nous croyons connaître. Des héros de cape et d’épée que nous connaissons par les films des années 50-60 en noir et blanc, avec le plus souvent, André Hunnebelle à la réalisation et Jean Marais dans le premier rôle. Mais nous mélangeons tout entre le Bossu, le Capitan, le Capitaine Fracasse, Cartouche, Scaramouche… Avant d’être un film, le Capitaine Fracasse était un livre. Un livre de Théophile Gauthier, un écrivain connu pour ce seul roman qu’il mit une vingtaine d’années à écrire. Un roman pour la jeunesse, dit-on. Est-ce vraiment le cas ? Combien de jeunes l’ont réellement lu ?
Cela faisait longtemps que j’avais envie de le lire car le nom de Fracasse avait sa part d’aventure, ce petit goût d’authentique qui tient une place dans notre imaginaire, comme un lien vers l’enfance. Encore fallait-il avoir le courage de plonger dans une oeuvre de 700 pages plutôt dense ? Et puis, je me suis lancé, conscient que je ne faisais là que combler une lacune dans une bonne éducation littéraire et artistique.
Le choc fut rude… Le livre de Gauthier n’est pas un livre pour la jeunesse. Ou la jeunesse a drôlement changé. Car il faut rentrer dans ce livre compact qui n’a rien de moderne. Gauthier est un écrivain prolifique qui se gargarise de mots, il se lance dans des pages et des pages de descriptions. C’est aussi dense que la forêt vierge, et vous n’avez pas de coupe-coupe, sauf à tourner les pages, ce que à quoi je ne peux me résoudre. Il se complait aussi dans le misérabilisme, en particulier au début du roman dans un château en ruine ou dans une scène un peu plus tard où les saltimbanques pris dans une tempête de neige se font attaquer par des loups. L’action n’est jamais fluide. Si un quidam apparaît, Gauthier met bien deux ou trois pages à nous décrire son accoutrement, sa physionomie, ce qu’il a mangé, voire ses embarras gastriques… C’est une littérature où l’accouchement se fait au forceps, dans la douleur. Le lecteur souffre. Surtout, j’imagine, le lecteur contemporain.
Mais Gauthier fait de son Capitaine Fracasse un récit hors sol qui relève plus d’un mythe que de la réalité. Tous ses personnages, grands seigneurs comme spadassins issus de bouges sordides, sont bavards, ont la même faconde perlée de références mythologiques, et le même esprit chevaleresque. Gauthier ne change jamais de registre de langue. C’est donc l’expression d’un rêve social où l’aristocratie est portée aux nues, et où les petites gens, même en situation de famine, sont elles-aussi guidées par de hautes considérations humaines.
Peut-être avons-nous là la raison du maintien dans la postérité de cette oeuvre un peu ampoulée qui ne passerait plus aujourd’hui le moindre comité de lecture d’un éditeur ? Il y a là un souffle littéraire indéniable. Le reflet d’une époque aussi où l’on découvre que la virginité chez une femme est élevée au rang d’un capital à ne pas dilapider. Gauthier est finalement un grand moraliste. Ce qu’on découvre aussi dans le personnage de Chiquita, une jeune fille qui joue un rôle de bonne fée refaisant surface tout au long du roman. Ou dans la rédemption des méchants. Car personne ne meurt dans les duels à l’épée du Capitaine Fracasse. Seul un pauvre hère meurt en fin de roman. Et encore, il bénéficie par la providentielle Chiquita d’une mort rapide pour abréger les souffrances du supplice de la roue.
Au final, cela reste un beau morceau de littérature. D’ailleurs, si un jour, quelqu’un se mêle d’une conversation dont il était le centre, plutôt que de lui dire « tes oreilles ont dû siffler », dites-lui à la manière des comédiens du Capitaine Fracasse :
« Si par quelqu’un de ces onguents magiques dont parle Apulée tu t’étais muée tout à l’heure en oiseau et fusses venue, te posant au bord du toit, écouter la conversation que je tenais avec Blazius, il te serait arrivé cette chose rare pour les absents d’entendre ton éloge sur le mode lyrique, pindarique et dithyrambique. »