C’est le roman le plus personnel du prince de l’image aux yeux bleus dont le récent décès nous a tous laissés orphelins de son intelligence, de son élégance, de son humour et d’une certaine forme de fulgurance d’esprit « à la française »… Il y raconte avec sa verve habituelle sa propre famille, aristocrates de pères en fils depuis la fin des temps, qui va connaître sa chute au milieu du XXème siècle. Grandeur et décadence d’une famille à qui souriait la vie, et qui se laissait vivre de manière monolithiquement oisive. Jusqu’à ce que l’émergence de la République, les guerres, la modernité triomphante, les changements de moeurs, le droit civil, les combats politiques et enfin la disparition de Dieu fassent voler en éclat une entité collective pour la ramener à des individus luttant pour leur propre survie.
Un livre ethnologique en premier lieu, qui surprend le lecteur dans de multiples aspects. Le livre se veut familial, mais le narrateur, né d’un père mort à la guerre en 1917, est plus âgé de 15 ans que notre cher académicien. Le livre ne contient quasiment aucun dialogue ; il n’est guère autocentré sur ce narrateur dont on ne sait quasiment rien. On ne découvre qu’aux deux tiers de l’ouvrage qu’il s’appelle « Jean ». Et tout ce qui concerne sa vie, est quasiment occulté. Est-ce de la pudeur ? Ou de la distanciation ?
Le récit familial est lui tellement riche de détails que l’auteur est forcément rentré dans le moule de sa propre histoire. Mais, sans doute, en prenant beaucoup de distance avec les vrais protagonistes. Une nouvelle marque d’élégance de notre aristocrate préféré. Le livre est un roman. Dont acte…
Cela n’en reste pas moins passionnant car le récit de cette famille qui traverse difficilement le siècle, est constellé de tous les marqueurs sociétaux qui ont bouleversé la société, pour la modifier en profondeur. Cette évolution ou révolution a touché tout le monde, mais peut-être davantage ceux qui étaient attachés à maintenir leurs privilèges, leur style de vie et leurs croyances issues du fond des temps. L’aristocratie, tournée vers le passé, s’est laissée dépasser par le progrès, et cela l’a détruite en tant que groupe mobilisé à fonctionner de manière solidaire. « Au plaisir de Dieu » est l’histoire de cette désagrégation d’une famille. C’est d’une grande profondeur et d’une authenticité remarquable.
Les passages sur l’adhésion des uns et des autres aux grands débats idéologiques des années 30 sont très réussis. Des rejetons de la famille vont adhérer au fascisme, d’autres au gaullisme ou au marxisme, avant de perdre leurs illusions sous les coups de butoir de l’actualité. Et cette perte des grands espoirs placés dans des courants de pensée décevants vont entraîner une déstabilisation et pour certains un retour au bercail du christianisme, adhésion par défaut, faute de mieux, parce que tous les autres ont failli… Une analyse pertinente qui montre que, dès 1974, date de sortie du roman, Jean d’Ormesson, avait une belle vision de notre société.
Le livre m’a surpris. Je ne connaissais de lui que le téléfilm qu’on en avait tiré, parmi les premières séries « à la française » et qui avait connu un grand succès. Le travail du réalisateur et du scénariste a dû être d’ailleurs colossal, car le livre, tout en réflexions, est peu transposable en images. Mais la télévision, à l’époque, savait sans doute prendre des risques avec des récits exigeants.
Jean d’Ormesson rend un hommage remarquable à sa famille, au sens large. A ses origines aussi, tout en étant lucide sur sa qualité « d’happy few » et du caractère honteusement privilégié de sa condition. Mais quand c’est fait avec une intelligence folle, on se laisse porter avec plaisir. Et à ce récit plein de tendresse, on se rend compte finalement qu’ils n’étaient pas tous « à pendre à la lanterne ». Merci, Jean, de nous réconcilier avec une classe sociale souvent décriée, et majoritairement haïe.