Un balcon en forêt

Quelle plume !… Ce livre, on me l’avait conseillé depuis longtemps, je l’avais acheté, mais je ne l’ouvrais pas. J’attendais d’être dans de bonnes dispositions pour aborder ce que je pressentais comme une oeuvre majeure. Il faut être, en effet, psychologiquement réceptif face à un roman où il ne se passe presque rien, et qui ligote le lecteur dans des descriptions denses d’une nature brute, avec l’aide d’une avalanche de métaphores.

Bref une écriture très travaillée, pour ainsi dire Proustienne, assez éloignée des attentes de notre époque. Ce n’est pas une lecture instinctive. Le livre se sirote donc par petites lampées qui dégagent une explosion de saveurs; comme pour Proust, on le reprend sans volonté de s’insérer dans l’intrigue, juste pour le plaisir fugace du moment. Ce livre doit être lu avec un stabilo-boss pour noter le choc émotionnel que suscitent quelques passages. Du grand Art !…

La Drôle de Guerre, ce moment où tout un peuple s’est figé dans l’attente d’une attaque qui ne venait pas, est un moment de rupture, d’introspection, de communion avec son environnement. Julien Gracq retranscrit merveilleusement cette attente lourde, où faute d’action, les hommes étaient contraints à observer la forêt, dans leur fortin, derrière leur canon-antichar. Et accessoirement de nouer des amours passagères avec des filles locales. La rencontre avec Mona est une pure merveille à la fin du premier quart du livre. Au bout du chapitre, je l’ai repris immédiatement pour revivre cette émotion forte, tant cette rencontre était finement ciselée. Quel talent !…

Mais le personnage de Grange ne reprend pas goût à ce contact régénérant. Il s’enferme dans le néant d’une attente impossible et arpente la forêt les sens en éveil. Le récit se dilue dans la certitude montante d’un échec annoncé. Hélas, le moral n’était pas du côté de nos armées en ces jours du printemps 1940.

L’événement tant attendu survient en tout fin du récit. Mais tout y est elliptique, et l’ennemi est à peine vu. Après tout, ce n’était pas le plus important… La longue attente et le déclin de la foi au sein d’une armée démotivée sont au coeur du récit. Une façon puissante de comprendre la déroute du pays en quelques jours. Avec un talent littéraire qui fait de Gracq un des plus grands auteurs du XXème siècle.